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SOCIÉTÉ ROUENNAISE
DE
BIBLIOPHILES
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N» 37 M. RENÉ DESGENÉTAIS
SïA'v' 'kVl^dSi,
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ŒUVRES
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HENRI D'ANDELI
TROUVÈRE NORMAND DU XIU® SIECLE
PUBLIEES AVEC
INTRODUCTION, VARIANTES, NOTES ET GLOSSAIRE
A. HERON
ROUE.\
IMPRIMERIE DE ESPERANCE CAGNIARD M. DCCC. LXXX
PQ
n.6894
INTRODUCTION
I
HENRI D'ANDELI
Le charmant récit dans lequel Henri d'Andeli nous montre le grave Aristote cédant docilement à la fan- taisie de la belle Indienne dont il avait voulu détacher Alexandre, resta longtemps populaire, — nous en avons pour preuve les représentations qui en ont été faites sur divers monuments par les artistes du moyen âge jusqu'au début même de la Renaissance, — mais le nom de l'auteur paraît être tombé de bonne heure dans l'oubli. Le président Fauchet ne le cite point parmi les cent vingt-sept poètes français vivant avant l'an 1300, dont il a recueilli les noms ; il parle bien de Roger d'Andeli (1), auteur d'une ou de deux chansons, et qu'il appelle, on ne sait pourquoi, Rogerin, mais il est muet sur Henri d'Andeli. Au xvni^ siècle, le comte de
(1) Recveil de Vorigine de la langve et poésie françoîse, ryme et romans, etc. Paris, 1581, liv. II, p. 156.
VIII INTRODUCTION
Caylus (1) analyse le Lai d'Aristote, sans en désigner l'auteur; Legrand d'Aussy (2) cite son nom, mais ne cherche pas à fixer sa personnalité. L'abbé de La Rue est, à ma connaissance, le premier qui ait tenté de pénétrer le mystère qui le recouvre. Dans ses Essais historiques sur la ville de Caen (3), il décrit le chapi- teau de l'église Saint-Pierre, où se trouve repré- sentée la scène principale du Lai d'Aristote ; mais il se borne à rappeler le fabliau dont l'artiste s'est inspiré, ainsi que le nom de l'auteur ; c'est dans ses Essais his- toriques sur les bardes^ les jongleurs et les trouvères normands et anglo-normands, publiés en 1834, qu'il l'identifie pour la première fois avec un chanoine de Rouen, nommé Henri d'Andeli, dont il crut retrouver le nom dans un Cartulaire de Bayeux.
« Ce trouvère, dit-il, était chanoine de Rouen. Le pape le délégua en 1216, avec Guillaume de Marleiz, chanoine de la même église^ pour juger le procès exis- tant entre Raoul, archidiacre de Bayeux, et Pierre, curé de Percy, chapelain de la chapelle castrale de
(1) Mémoire sur les fabliaux, juillet 1746, publié dans les Mémoires de Littérature tirés des Registres de VAcadém,ie des Inscriptions et Belles-Lettres de Paris, 1753, t. XX, p. 362-364.
(2) Fabliaux ou contes... du XII' et du XIII' siècle, éd. Re- nouard, 1829, t. I, p. 273 et suiv.; t. III, p. 35 et suiv. — Not. et Ext. des mss. de la Bihl. nat., etc., t. V, p. 496 et suiv.
(3) T. I, p. 97.
INTRODUCTION IX
Thury (Harcourt) , qui réclamait des droits préju- diciables à ceux de l'archidiacre (1). »
M. P. Meyer (2) a précisé cette indication en faisant connaître que l'acte mentionné par l'abbé de La Rue se trouve dans le Livre noir de l'église de Bayeux (manuscrit appartenant actuellement au chapitre de Bayeux) , au fol. 56 v^, sous le n" 212, et que les juges délégués par le pape y sont ainsi désignés : « H. de Andeleio et G. de Marleiz, canonici Rothoma- genses. »
Outre que l'identification, affirmée sans réserve par l'abbé de La Rue, ne repose que sur une similitude de nom, le document cité par lui ne suffirait pas à établir l'existence d'un chanoine du nom de Henri d'Andeli, si d'autres documents ne la prouvaient pas d'une manière péremptoire. Il y a, en effet, des chances pour que les deux chanoines désignés par le Cartulaire de Bayeux ne soient ni Henri d'Andeli ni Guillaume de Marleiz. H y avait bien, à cette époque, dans le chapitre de Rouen, un chanoine nommé Henri d'Andeli qui remplissait, comme on le verra plus loin, les fonctions de chantre ; mais on trouve aussi, au même temps et dans le même chapitre, un autre chanoine du nom de Hébert ou
(1) Essais historiques sur les bardes, etc., t. III, p. 33.
(2) Henri d'Andeli et le chancelier Philippe, dans la Roma' nia, no 2, avril 1872, p. 190.
2
X INTRODUCTION
Herbert d'Andeli (1). Il est donc possible que le chanoine délégué par le pape ait été Hébert ou Herbert et non Henri d'Andeli, d'autant plus que le titre de chantre que portait ce dernier n'est pas mentionné. J'ajouterai pour le cas où une circonstance inattendue appellerait l'attention de quelque érudit sur le nom du second chanoine désigné dans le Livre noir de Bayeux, que ce nom pourrait bien n'être pas Guillaume, mais Gilbert de Marleiz (2).
(1) L'existence de ce chanoine est attestée par les pièces sui- vantes : lo Charte du commencement du xiiie siècle,
magistro Herberto de Andeli, canonico Rothom. (Archives de la Seine-Inférieure, fonds de Jumièges ; pièce comm. par M. de Beaurepaire.) — 2" Vidimus d'une charte datée du 14 des calendes
d'octobre 1208 Satum per manus Heherti de AndeV.
canonioi Rothomagensis apud Focardimontem. (Cart. du cha- pitre de Rouen, n» 214, f. 120 v, Biblioth. de Rouen.) — 3» Charte de 1209 (no 43 du Cart. du prieuré de Bourg-Achard, ms. de la Bibl. nat., no 177) citée par M. Louis Passy {Bibl. de
r École des chartes, 5e série, t, II, p. 364) Datum per
manum Héberti de Andelico, canonioi Rothomagensis... anno gratiœ 1209. — 4° Le chirographe dont il sera parlé plus loin. — Enfin rObituaire de l'église de Rouen, publié par M. L. Delisle,
place au 24 mars la mort de ce chanoine : « 24 mars Magis-
ter Hebertus de Andely, saoerdos et canonicus. {Recueil des historiens des Gaules et delà France, t. XXllI, p. 361.)
(2) Il y eut en effet à cette époque, dans le chapitre de Rouen, deux chanoines appelés Guillaume de Marleiz et Gilbert (Gisle- bertus ou Gillebertus) de Marleiz. Le nom de Guillaume de Marleiz se trouve (p. 370) dans le Chronicum Rotomag. publié par
INTRODUCTION M
L'abbé de La Rue aurait pu trouver dans Dom Pom- meraye des renseignements plus sûrs et plus précis. Dans le chapitre, où, après avoir parlé de la dignité et des prérogatives du cbantre de l'église de Rouen, il donne la nomenclature de ceux qui remplirent cette fonction, l'historien de la cathédrale dit en effet (1): « Henry d'Andely, au mesme endroit (Cartulaire du chapitre), p. 118, environ 1212, du temps de Robert, prieur du Mont-aux-Malades, et dans une charte de Gautier, archevêque de Rouen, de l'an 1207. Il est nommé avec Roger Doyen , Guillaume , Philippe et Raoul Archidiacres (2). » L'historien de Rouen, Farin,
le P. Labbé dans sa Nova Bibîiotheca manuseriptorum (t. I) et reproduit dans le t. XVIII des Historiens des Gaules et de la France (p. 359 b), — le nom est orthographié de Marliz, — dans la Normanniœ nova Chronica (p. 16, l^e col.), publiée par M. Chéruel d'après le ms. de la Bibl. de Rouen, dans les Mémoires de la Société des A ntiquaires de Normandie, t. XVIII, 1850. — A cet endroit, une note de M. L, Delisle fait connaître quelques actes où l'autre chanoine, Gilbert de Marleiz, est men lionne. A ces indications, je puis ajouter les suivantes : Gilbert de Marleiz est cité dans le Cartulaire du chapitre, sous le n" 263, f. 140 ro, et dans le Cartulaire de Louviers, publié par M. Bon- nin, t. I, p. 183. Enfin, cette simple désignation, G. de Marleiz, se trouve dans le Cartulaire du chapitre, sous les nos 223, f. 125 v», et 224, f. 126 ro, et dans le Cartulaire de Louviers, p. 143 et 164.
(1) Histoire de l'église cathédrale de Rouen, etc., 1686, liv. III, ch. VII, p. 337.
(2) Ce passage renferme une inexactitude. Le f. 118 de l'an- cienne pagination, 120 de la nouvelle, du Cartulaire du chapitre,
Xn INTRODUCTION
dans la liste qu'il donne des grands chantres de la cathédrale, mentionne aussi « Henry d'Andely » sous la date de 1207 (1).
Avant d'examiner s'il y a lieu d'admettre ou de rejeter l'identification proposée par l'abbé de La Rue, il est indispensable de donner ici les quelques rensei- gnements que j'ai pu trouver sur le chanoine Henri d'Andeli ; ils permettront de fixer, d'une manière plus
donne le Vidimus de l'archevêque Robert dont j'ai déjà parlé. Il n'y est pas question de Robert, prieur du Mont-aux-Malades, et au lieu du nom de Henri d'Andeli, on lit au yo : « Datum per
manus Heberti de AndeV * Quant à la charte de 1207, copiée
sous le n» 217, f. 121, oa y lit seulement : « Henrico ca/n-
tore »; mais, comme nous le verrons, c'est bien de Henri
d'Andeli qu'il s'agit.
A ce propos, il est curieux de voir comment les erreurs se forment ou s'aggravent en passant d'un ouvrage à l'autre. L'histo- rien des stalles de la cathédrale de Rouen, S.-H. Langlois, a manifestement emprunté à D. Pommeraye ce passage, où il dit (p. 174) : « Dans le Cartulaire du chapitre de Notre-Dame de Rouen, on trouvait, sous la date de 1212, et dans une charte de l'archevêque Robert Poulain, sous celle de 1207, un Henry d'Andely désigné comme chantre de la cathédrale. » Ce qui était chez D. Pommeraye environ 1212, devient chez K.-H. Langlois, sows Za date de i Pi ^; de plus, Robert Poulain est substitué à Gautier, bien qu'il n'ait été nommé archevêque de Rouen que le 23 août 1208, en remplacement de Gautier de Coutances, mort le 16 novembre 1207.
(1) Histoire de la ville de Rouen, 3e édition, 1738, t. III, p. 300.
INTRODUCTION XIU
précise qu'on ne l'a fait jusqu'à présent, l'époque à laquelle il vécut, et, si je ne me trompe, éclaireront d'un jour tout nouveau cette question délicate.
La première mention que l'on trouve du chanoine Henri d'Andeli appartient aux dernières années du xn* siècle. « Dès 1198, dit M. A. Deville dans une note de l'ouvrage de E.-H. Langlois sur les stalles de la cathédrale de Rouen (1), apparaît le nom de Henry d'Andely sur une charte que possède la Bibliothèque publique de Neufchâtel (2) en Normandie: « Testibus... Henrico de Andeli, canonicis rothomagensibus... anno M° 0° xc° vin". » Henri d'Andeli (Henrico de AndeleioJ figure comme témoin dans une charte non datée, mais du temps de Raoul de Kaili (Cailli) , maire de Rouen (3) (Archives de la Seine-Inf., F. du Mont-aux-Malades). En 1201, une charte de l'archevêque Gautier le men- tionne ainsi : Henr. de Andel., avec son titre de cha- noine de Rouen (Archives de la Seine-Inf., F. de Jumiéges). Son nom se trouve encore dans une charte datée des calendes de mai 1205 (Archives de la Seine- Inf., Cart., de St-Ouen, n° 28 b, p. 295). Plus tard, le 21 septembre 1207, dans une charte par laquelle
(1) P. 174, n.2.
(2) Cette charte ne se trouve plus dans la bibl. de Neufchâtel ; j'ignore ce qu'elle est devenue.
(3) D'après Farin, Raoul de Cailly fut maire de Rouen €n 1198.
XIV INTRODUCTION
Gautier de Coutances, archevêque de Rouen, donne à son chapitre l'église de Saxetot (1), on lit : « Testibus, Rogero cantore, magistro Simone cancellario, Henrico de Andeleio et magistro Columbo de Mascone, cano-
nicis Rothomagensibus (2) ; ». La même année
1207, Gautier rend au chapitre « quasdam procura- tiones et subsidia panis et vini temporalia » qu'ils possédaient du temps de Rotrou, son prédécesseur; parmi les témoins de cette charte, Henri est nommé comme chantre, Henrico cantore y à côté de Roger, doyen, et de Guillaume, Raoul et Philippe, archi- diacres (3). Il est appelé ici simplement Henri ; mais un des documents suivants nous montrera que c'est bien de Henri d'Andeli qu'il s'agit. Roger étant encore chantre ^e 21 septembre 1207, et l'archevêque Gautier étant mort le 16 novembre de la même année, il en résulte que ce fut entre ces deux dates que Henri d'Andeli fut investi de cette importante fonction.
(1) Sassetot-le-Malgardé, Seine-Inf., arr. de Dieppe, cant. de Bacqueville.
(2) Cette charte, publiée par M. Bonnin (Cartulaire de Louviers, t. I, p. 153), se trouve dans le Cartulaire du chapitre de Rouen, BOUS le no 269, f. 141 v» à 142 r». Une copie existe aux Archives de la Seine-Inf., F. du chapitre de Rouen, liasse relative à Sassetot-le-Malgardé .
(3) C'est bien, comme on le voit, la charte indiquée par D. Pom- meraye. — Cart. du chapitre, n» 217, f. 121, et Archives de la Seine-Inf., F. du chapitre.
INTRODUCTION XV
En 1208, Henri, chantre de l'église de Rouen, et Robert, prieur du Mont-aux-Lépreux (1), «JST., cantor Rothomagensis et R. , prior de Monte Leprosorum », juges arbitres désignés par le saint-siége , rendent leur sentence sur la contestation existant entre l'abbé et les religieux de Saint-Taurin et les frères Robert et Thomas, clercs de Louviers, à l'occasion du droit de présentation à l'église de Louviers (2).
Henri est encore mentionné comme arbitre dans la lettre écrite, en 1210, par l'archevêque de Rouen, Robert Poulain, et le châtelain d'Arqués, Guillaume de la Chapelle, au roi Philippe-Auguste, qui les avait chargés de procéder à une enquête sur le privilège de Saint-Romain : < Noverit excellentia vestra quod, juxta tenorem litterarum vestrarum quas nobis trans- misistis, convocavimus, coram nobis, apud sanctum Audoenum, in festo apostolorum Pétri et Pauli proxime praeterito, Eenricum cantorem (3) »
(1) Aujourd'hui le Mont-axu-Malades, commune du Mont-Saint- Aignan, près Rouen.
(2) Bonnin, Cartvlaire de Louviers, sous le vfi cxxi. Cet acte est extrait du grand Cartulaire de Saint-Taurin, f. 221 r», aux Archives de l'Eure.
(3) Cette lettre a été publiée par M. Floquet dans son Histoire du ^privilège de Saint-Romain, t. II, p. 601, aux pièces justifi- catives, d'après un ms. de la Bibl. nat., qui la déclare contenue dans le Cartulaire du chapitre de Rouen; elle s'y trouve en effet, sous le no 225, f. 126 r«. Le Cartulaire ne donne pas la date ;
XVI INTRODUCTION
Henricus cantor, est encore mentionné dans une charte datée du 3 des nones de septembre 1215 (Ar- chives de la Seine-Inf., F. de Saint- Amand).
En 1218, le 7 des calendes de juin (26 mai), le doyen et le chapitre de l'église de Rouen donnent, par un chirographe, à Henri d'Andeli, chantre et chanoine, H. de Andel. cantori et canonico nostro^ six livres de revenu annuel sur l'église de Brachy, « in ecclesia nostra de Braci »; ces six livres seront reçues, tant que ledit chanoine vivra, par les mains de deux cha- noines, à savoir : par maître Herbert d'Andeli et par Guillaume de Saint-Paul, « per magistrum Herbertum de Andel. et per Guilielmum de S. Paulo (1) ». Herbert étant, dans cette pièce, désigné en toutes lettres, il n'est pas douteux que l'initiale H. représente Henri d'Andeli.
D'après D. Pommeraye, Henri n'était plus chantre en 1220. « Robert de Saint-Nicholas, dit-il, se trouve avoir exercé cette charge en divers endroits depuis l'an 1220 jusqu'à 1225, au mois de juillet (2). »
celle de 1210 se lit dans le ms. cité par M. Floquet. La pièce conservée aux Archives de la Seine-lnf. (F. du chapitre, pièces relatives au privilège de Saint-Romain), porte la date de 1209.
(1) Archives de la Seine-Inf. : communiqué par M. Ch. de Beau- repaire. Je dois en outre à l'inépuisable obligeance du savant ar- chiviste de la Seine-Inférieure toutes les mentions tirées des pièces contenues dans le dépôt dont il a la jgarde.
(2) Hist. de la cath. de Rouen, 1. cit.
INTRODUCTION XVII
Le Cartulaire de Louviers, déjà cité, contient en effet (t. I, p. 182) une charte par laquelle nous voyons que Robert était chantre en novembre 1223, et ce même Robert est désigné comme chantre en 1225, dans le Cartulaire du chapitre de Rouen, sous le n** 327, f. 164 r°.
n résulte donc des renseignements que j'ai pu recueillir que cet Henri d'Andeli fut chanoine au plus tard en 1198, qu'il obtint la dignité de chantre en 1207 et qu'il ne remplissait plus cette fonction en 1220 ou tout au moins en 1223.
Avant d'en rien conclure sur l'identification proposée entre le chanoine et le trouvère, examinons d'abord les raisons qu'on a données à l'appui.
L'abbé de La Rue, qui l'a mise en avant, se borne à l'affirmer en se fondant seulement sur la similitude de nom, et cette assimilation est admise par tous ceux qui se sont occupés, après lui, de notre trouvère. E.-H. Langlois accepte l'opinion de son devancier, sans le nommer et en laissant croire qu'il est arrivé à cette identification par ses recherches personnelles (1). Il la soutient par deux raisons : « D'abord, dit-il, je considère l'identité de temps, de nom et de surnom, et le peu d'importance de la patrie du chantre et du
(1) Un passage de la notice de M. F. Vautier sur l'abbé de La Rue, dans les Nouveaux Essais historiques sur la ville de Caen, etc., t. I, p. xlvij., fait comprendre pourquoi Langlois a jugé à propos de ne rien dire.
3
XVIII INTRODUCTION
rimeur, dont la faible population, surtout à une époque encore demi-barbare, ne pouvait que par un bien sin- gulier hasard produire deux contemporains homo- nymes, l'un et l'autre d'un mérite remarquable (1) . » Il est permis de dire que cet argument est plus spécieux que concluant. « Mais, continue-t-il, j'établis mon opinion sur une base plus solide encore : c'est la chasteté d'expression qui règne dans les écrits de notre poète, réserve sur laquelle il a soin d'appeler lui- même l'attention du lecteur (2). » Cette chasteté d'expression a frappé en effet tous ceux qui, jusqu'à présent, se sont occupés de notre trouvère. M. P. Meyer remarque que ses œuvres, « sans avoir toute la gravité des écrits d'un autre chanoine normand plus célèbre, "Wace, ne présentent cependant rien qui n'ait pu être pensé et dit par une personne engagée dans les ordres (3). » Et cependant, bien qu'il constate que, dans le Dit du chancelier Philippe, Henri d'Andeli prend la qualification de clerc (v. 251), ce qui semble venir à l'appui de l'identification, la sûreté de son esprit critique le garde d'une affirmation absolue; il se borne à juger très probable que le chanoine et le poète sont un seul et même personnage. Et, en effet, si la
(1) Stalles de la cathédrale de Rouen, p. 175.
(2) Deux mots, tout au plus, dans les ouvrages de notre trou- vère , pourraient choquer la délicatesse moderne , mais ils pouvaient n'avoir rien de malséant à l'époque où il écrivait.
(3) Romania, nog, avril 1872, p. 191.
INTRODUCTION XEC
décence qu'on remarque dans le style des pièces en question, autorise à admettre qu'un chanoine ait pu les écrire, elle ne donne pas le droit de conclure qu'il ait dû les écrire. Si, dans certains fabliaux, nous voyons la licence portée, dans le choix du sujet et dans l'expression, jusqu'à ses dernières limites, quelques autres , en revanche , composés par des trouvères laïques, gardent la plus stricte convenance, et n'offrent jamais rien qui puisse blesser la délicatesse la plus scrupuleuse.
On peut établir par un argument décisif que le trou- vère et le chanoine ont été deux personnages différents. Le Dit du chancelier Philippe a été composé au plus tôt en 1237, puisque ce personnage est mort le 26 dé- cembre 1236 ; Henri d'Andeli prend soin de fixer lui- même cette date :
Qui de sa mort veut savoir terme
M. et ce. et XXXVI
Joigne ensemble, et tôt issis
De sa mort saura vérité,
L'andemain de Nativité. (V. 246-250.)
J*ai prouvé plus haut que le chanoine de môme nom, nommé chantre en 1207, ne l'était plus, soit en 1220, comme l'affirme D. Pommeraye, soit en 1223, ainsi que l'atteste le Cartulaire de Louviers. Or, la dignité de chantre, qui était une des plus considérables du chapitre, ne cessait qu'avec la vie, ou n'était quittée
XX INTRODUCTION
que pour revêtir une dignité plus haute. Puisqu'il n'était plus chantre en 1220, puisque aucun acte posté- rieur à cette époque ne fait mention de lui, que devons-nous conclure , sinon qu'il était mort (1) ? Chanoine dès 1198 au plus tard, il devait être en 1220 assez avancé en âge, et c'était sans doute par considé- ration pour ses longs services, pour ses infirmités peut-être, que le chapitre de la cathédrale lui avait constitué une rente annuelle de six livres.
Si le système soutenu par l'abbé de La Rue et par E.-H. Langlois doit être désormais rejeté, si le trou- vère et le chanoine ne sont évidemment pas un même personnage, il est une autre identification que l'on peut proposer, au moins comme très probable. Dans le Reges- trum Visitationum de l'archevêque de Rouen Eude Rigaud, ouvrage d'un si haut intérêt pour l'histoire de la Normandie et la connaissance des mœurs ecclésias- tiques à cette époque du moyen âge, on lit, p. 334 de l'édition donnée par M. Bonnin, le passage suivant, sous la date du 13 des calendes d'avril (20 mars) ^ :
« Ipsadie, confessus fuit magister Hugo, quisegere-
(1) Si l'on ne connaît point l'année précise de sa mort, on peut en fixer le jour et le mois, car c'est bien à lui que paraît s'ap- pliquer ce passage d'un obituaire de l'église de Rouen, écrit en 1329 (Bibl. nat. ms. 1. 5196, anc. 4229 i, Baluze 136) :
10 Nov Henricus, cantor Rothomagensis. — Publié par
M. L. Delisle, dans le t. XXIll àes Historiens des Gaules et de la France, p. 369.
INTRODUCTION XXI
bat pro rectore ecclesie de Barvilla, se ratam habere resignationem quam fecerat nobis, apud Gisetium, de ecclesia supradicta, secundum quod in littera super hoc confecta, sigilloque suo sigillata, continetur. Presentibus : fratre Adam Rigaudi, magistro Johanne Noyntello, canonico Rothomagensi, Evrardo, canonico Noviomensi, magistro Gervasio et Henrico de Ande- liaco, clericis nostris ».
Il y avait donc, en 1259, un clerc du nom de Henri d'Andeli (1) attaché à la personne d'Eude Rigaud, et la date, ainsi que la qualification, s'accorde avec ce que nous savons de notre trouvère. Le Dit dq chancelier Philippe a, en effet, été composé au plus tôt en 1237, et le poète lui-même nous fait connaître dans cette pièce (v. 251) qu'il était clerc :
Et icil clers qui ce trova
Toutefois, en l'absence d'autres preuves, je ne don- nerai pas cette identification comme certaine. Une
(1) Un Henri, sans autre désignation, qu'Eude Rigaud appelle notre clerc, figure dans le même ouvrage, p. 14, au 7 des ides de décembre (7 décembre) 1248, et p. 439 au 15 des calendes de septembre (18 août) 1262. Peut-être est-ce le même? Je trouve en- core p. 568, au 5 des ides de février (9 lévrier) 1267, un « Henricus elemosinarius noster», faisant partie des six chanoines du chapitre d'Andeli, mais sans résider. Le clerc d'Eude Rigaud pourrait bien être devenu son aumônier, et avoir été pourvu par lui d'un canonicat dans sa ville natale; mais ce ne sont là, bien entendu, que des conjectures.
XXn INTRODUCTION
considération m'arrête : l'étude attentive des œuvres du trouvère me semble montrer qu'il dut passer à Paris une bonne partie de sa vie. M. P. Meyer (1) a remar- qué le premier qu'il ne laisse paraître aucune trace du dialecte de son pays et que sa langue est du pur fran- çais. La vivacité et la sincérité des regrets que lui inspire la mort du chancelier Philippe, semble attester une liaison intime et longue, une fréquentation assidue. La précision de certains détails qu'on lit dans la Bataille des VII A rs, ne peut s'expliquer, à mon sens, que par un long séjour dans le grand centre des études, dans cette université de Paris, alors si floris- sante. Peut-être, en sa qualité de clerc, fut-il attaché à la personne du chancelier (2) ; peut-être enseigna-t-il
(1) Romania, n» 2, avril 1872, p. 204.
(2) Ceci ne pourrait-il pas être induit particulièrement des vers 239-242 du Dit du Chancelier. Après avoir rappelé, détail bien précis, que ce fut le chancelier qui, les jours qui précédèrent Noël, commença les grandes antiennes,
Et bien et bel commença l'o, Loquens o o, clavia David.
Henri d'Andeli ajoute :
& au quint jor nos fu ravid.
Il me semble qu'il ne faut pas ici prendre ce nos au sens général et banal, mais qu'il désigne les personnes qui étaient de l'intimité du chancelier. Je ne suis pas éloigné de croire que c'est à lui- même que le poète fait allusion dans les vers 25*26 :
Un suen privé clerc apela, Son pensé pas ne li cela.
INTRODUCTION ZJUl
dans ces écoles du chapitre, placées sous la surveillance de Philippe, et qui n'avaient pas subi l'invasion de la dialectique autant que les écoles indépendantes de l'évêque de Paris, l'autorité ecclésiastique n'ayant accepté qu'à la longue et après bien des résistances des méthodes et des doctrines qui lui semblaient suspectes. Ceci expliquerait la préférence de Henri d'Andeli pour les études de grammaire. S'il en était ainsi, on pourrait supposer qu'Eude Rigaud, qui, n'étant encore que franciscain, s'était acquis à Paris une haute réputa- tion par ses leçons et ses prédications, aurait connu dans cette ville Henri d'Andeli, et que, lorsqu'il prit possession de l'archevêché de Rouen, ill'aurait attaché à sa personne en raison de son mérite et de sa qualité de clerc normand.
Mais laissons de côté ces conjectures et cherchons à établir ce qui peut être légitimement affirmé de notre trouvère. Il est normand; son nom le prouve suffisam- ment. Mais le titre d'Andeli design e-t-il simplement le lieu où il est né et ne sert-il qu'à le distinguer de ses contemporains, qui comme lui s'appelaient Henri, ou bien devons-nous en conclure qu'il appartenait à cette famille dont un membre prit part, avec Guillaume le Bâtard, à la conquête de l'Angleterre, et dont un autre, possesseur de fiefs dans le pays de Caux à Hermanville et à Calleville, fut nommé vers la fin du xu® siècle châ- telain de Lavardin par le roi d'Angleterre , Jean sans Terre, à cette famille enfin qui nous a donné un autre
XXIV INTRODUCTION
poète dans la personne de Roger d'Andeli (l)?Lechaudé d'Anisy (2), qui adopte comme tant d'autres le système de l'abbé de La Rue, penche pour cette dernière hypo- thèse; il va même jusqu'à dire que Henri et Roger d'Andeli étaient probablement frères ou parents. Avouons tout simplement que nous n'en savons rien. Henri d'Andeli est clerc, nous l'apprenons de lui- même ; on eût pu le conjecturer d'ailleurs à la réserve tout ecclésiastique avec laquelle , lui , le partisan déclaré des anciens, il apprécie leurs ouvrages :
Lor chastiaus fust bien deff ensables. S'il ne fust si garnis de fables Qu'il ajoingnent lor vanitez Par lor biaus mes en veritez. (3)
Pareille réserve ne serait guère venue à l'esprit d'un trouvère laïque. Il est très instruit; sa Bataille des VII Ars abonde en détails curieux et précis sur les écoles du temps, sur les maîtres qui y professaient, sur les auteurs qu'on y 'étudiait; il se montre partisan convaincu des études littéraires et poursuit de ses
(1) Je ferai connaître, en publiant les chansons de Roger d'An- deli, ce que j'ai pu trouver sur cette famille.
(2) Recherches sur le Dovnesday ou Liber censualis d'Angle- terre, etc., par MM. Lechaudé d'Anisy et de Sainte-Marie, 1842, p. 150-151.
(3) Bataille des VII Ars, v. 254-257.
INTRODUCTION XXV
railleries les logiciens et leurs vaines subtilités. Il n'aime pas davantage les sciences et les arts nouveaux, la médecine, la chirurgie, le droit, dont la vogue venait mettre en grand péril ses chères écoles de grammaire et l'étude de la bone ancienetez. Les médecins et les chirurgiens sont pour lui des charlatans qui ne cherchent qu'à tromper le public pour s'enrichir et bâtir à Paris de granz mesons avec l'argent qu'ils retirent de leurs poisons. Peut-être ce sévère juge- ment, que Molière n'eût pas désavoué, lui est-il, après tout, inspiré par un sentiment de rancune personnelle; ils n'ont pas su guérir une maladie d'yeux dont il est affecté :
Je les tenisse por moult preus S'il m'eussent gari des iex. . . . (1).
Maladie qui pourrait bien provenir d'un usage un peu trop fréquent du bon vin de Saint-Jean-d'Angély, qui
dist a Henri d'Andeli Qu'il li avoit crevé les iex Par sa force, tant estoitprez (2).
Il n'épargne pas plus que les médecins et les chirur- giens, ces rhéteurs lombards.
Que Rectorique et amenez. Dars ont de langues empanez
(1) Bataille des VII Ars, v. 124-125.
(2) Bataille des Vins, v. 125-126.
XXVI INTRODUCTION
Por percier les cuers des gens nices Qui vienent jouster a lor lices (1).
et ces avocatiaus ,
Qui de lor langues font batiaus Por avoir l'avoir aus vilains Que tout li païs en est plains (2).
Enfin , ce qui fait l'éloge de son esprit et de son cœur, il est l'ennemi de toute vilonie (3); il a des larmes sincères pour les amis qu'il a perdus (4).
Voilà à quoi se réduit ce que nous savons sur Henri d'Andeli. C'est peu sans doute; mais faut-il bien s'étonner qu'on n'ait sur lui d'autres renseignements que quelques inductions tirées de ses ouvrages ? N'est- ce pas le sort commun à tous les trouvères ? Que sau- rait-on de ses contemporains, de Rutebeuf, d'Adam de la Halle et de tant d'autres, si le penchant heureux pour notre curiosité, que les poètes ont à parler d'eux- mêmes, ne les eût amenés à donner quelques détails sur leur vie. Les chroniqueurs, tout occupés à raconter les gestes des rois et des seigneurs, les tournois et les ba- tailles, avaient en vérité bien le temps de songer à ces trouvères perdus dans la foule des vilains et bons
(1) Bataille des VII Ars, v. 69-72.
(2) Ibid., V. 369-371.
(3) Li Lais d'Aristote, v, 1-59.
(4) Le Dit du chancelier Philippe.
INTRODUCTION XXVII
seulement à amuser les grands. Leur nom, voilà d'or- dinaire ce que l'on connaît d'eux ; heureux encore, quand ils ont songé à le donner dans leurs ouvrages ; car ces premiers âges de notre poésie fourmillent de poèmes anonymes, qu'on ne sait à qui attribuer. Il en est peut-être parmi eux qui appartiennent à notre trou- vère, qui aurait négligé de s'y nommer ; mais qui le saura jamais? Quoi qu'il en soit, le Lai d'Aristote, la Bataille des Vins, le Dit du chancelier Philippe, la Bataille des VU Arts, suffisent bien à la gloire de l'humble clerc, de l'aimable poète qui oubliait sans doute les ennuis et les fatigues d'une vie consacrée à de plus austères travaux par la composition de ces pièces gracieuses et légères.
XXVm INTRODUCTION
II
LE LAI D'ARISTOTE
De tous les fabliaux que nous devons au xiii« siècle, il n'en est peut-être pas un qui soit plus connu et mieux apprécié que le Lai d'Aristote ; il est donc su- perflu d'en présenter l'analyse, déjà faite bien des fois et qui ne saurait rendre d'ailleurs la grâce délicate et légère de ce petit poème si habilement composé.
Il ne porte pas le même titre dans les quatre manus- crits qui nous l'ont conservé et qui tous appartiennent à la Bibliothèque nationale, où ils sont classés dans le fonds français sous les n°' 837, 1593, 19152 et 1104 (nouv. acq. fr.). Le manuscrit 837 Tintitule Li Lais d'Aristote; ce titre est, il est vrai, écrit, comme celui de tous les fabliaux que ce manuscrit renferme, par une autre main que celle du copiste ; mais, à la fin du poème, on lit, et cette fois de la main du copiste : Ex- pHcit li Lais d'Aristote. Le ms. 1593 l'intitule Aristote et lui donne pour souscription : Explicit d'Aristotes. Le ms. 19152 l'intitule d'Alixandre et d'Aristote, et le termine par cette souscription : Explicit d'Aristote et d'Alixandre. Enfin, le ms. 1104 des Nouvelles ac- quisitions du Fonds français porte en tête du poème :
INTRODOCTION TTTX
C'est le Lay d'Aristote, et en rappel au bas du folio : Li Lays d'Aristote. Il n'y a pas d^explicit.
Le poème dont il s'agit ici n'est pas un lai au sens exact du. mot. Dans la notice qui précède le iae c?e l'Epervier, M. Gaston Paris fait la remarque suivante : « Tous les véritables Lais (je parle ici des lais narratifs en rimes plates) étaient pour ainsi dire le livret d'une mélodie bretonne connue. Les jongleurs bretons parcou- raient la France au xii* siècle, exécutant sur la harpe ou la rote des compositions musicales qui avaient le plus grand succès, bien qu'on ne comprît pas le sens des paroles dont ils les accompagnaient. Des poètes fran- çais et surtout normands, qui, comme Marie de France, savaient le breton, eurent l'idée de raconter, dans la forme habituelle des narrations rimées, le sujet des lais les plus célèbres. Il se forma ainsi un genre de poésie particulier, qui fit donner le nom de lai à des compositions analogues oh les Bretons n'é- taient pour rien, comme le lai d'Aristote et le lai de VOiselet (1) ». Ce n'est pas seulement dans les poèmes que contient le ms. 1104 (nouv. acq. te.) sous le titre général de Lays de Bretagne, que le terme de lai est appliqué au récit d'aventures dont les héros ne sont pas Bretons ; on lit dans le joli fabliau du Vair Palefroi dont la scène est en Champagne :
(1) Le lai de VEpervier. — Romaniaf n» 25, janvier 1878, p. 1-2.
-XXX INTRODUCTION
En ce lay du Vair Palefroi Orrez le sens Huon Leroy Auques regnablement descendre (1),
ce qui prouve que l'acception du mot lai était plus étendue au xiii^ siècle qu'au xii* et autorise suffisamment à conserver au fabliau de Henri d'Andeli le titre de lai, que lui donnent d'ailleurs deux manuscrits.
Il serait intéressant de retrouver l'origine et le thème primitif de cette aventure, dans laquelle le trou- vère nous montre Aristote cédant à la puissance de l'amour et se soumettant, tout grave et tout vieux qu'il est, à l'épreuve plaisante que lui impose la maîtresse d'Alexandre.
Dans les notes qu'il a placées à la suite de son imi- tation du Lai d' Aristote, Legrand d'Aussy nous dit : « Ce conte est vraisemblablement un de ceux que les fabliers avoient pris des Arabes. On le trouve dans les Mélanges de littérature orientale, t. I, p. 16, sous le titre du Visir sellé et bridé. Toute la différence, c'est qu'ici les personnages sont un sultan, son ministre et une odalisque (2). »
Voici le fond de l'anecdote racontée dans ce recueil pardeCardonne, d'après l'auteur arabe Adjaebel Measer:
(1) M. A. de Montaiglon : Recueil général et complet des fabliaux des XIII<' et XI V^ siècles, 1872, t. I, p. 25.
(2) Fabliaux ou contes... du XI I« et du XIII^ siècle, éd. Renouard, 1829, t. I, p. 279.
INTRODUCTION XXXI
Un jeune sultan oubliait le soin de ses Etats au milieu des délices de son sérail où il avait rassemblé les plus belles esclaves dé l'Asie ; mais cédant aux reproches de son visir, il ne leur faisait plus que de rares visites. Un jour, touché de leurs larmes, il leur avoue qu'il ne s'est éloigné d'elles que par les conseils de son ministre. Une esclave, plus hardie que les autres, se vante de triompher bientôt du visir. « Envoyez-moi à ce triste censeur, dit-elle ; je veux devenir son esclave, et j'as- sure que cette esclave sera bientôt sa maîtresse. » Le sultan y consent, et l'odalisque, déployant auprès du visir toutes les ruses de la coquetterie, ne tarde pas à le subjuguer ; mais elle ne veut céder à son amour q-u'à la condition que lui-même obéira pour un jour à ses caprices. EUe fait cacher le sultan dans son appar- tement et ordonne d'apporter une bride et une selle : « Il faut, dit-elle au visir, que vous fassiez usage de cette selle et que vous souffriez que je monte sur votre dos. » Le vieillard se soumet à l'épreuve, et le sultan sort tout à coup de l'endroit où il s'était caché.« Ah ! ah ! grave censeur, s'écrie-t-il, vous êtes bien fol pour un moraliste si austère. — Prince, répond le ministre sans se déconcerter, c'est parce que je connaissais tous les caprices de ce sexe dangereux que j'exhortais votre ma- jesté à ne pas s'y livrer ; mes leçons doivent faire plus d'impression sur votre esprit depuis que j'ai joint l'exemple au précepte; cette métamorphose bizarre vous apprend combien l'amour est à fuir. »
XXXII INTRODUCTION
On le voit, la ressemblance entre les deux récits est frappante; mais si tout autorise à croire que cette anec- dote est parvenue à Henri d'Andeli par l'intermédiaire des Arabes, il ne faudrait pas se hâter de conclure que ceux-ci en sont les inventeurs.
M. Gaston Paris (1) a établi qu'on a eu tort d'attri- buer pendant longtemps aux Turcs, aux Arabes et aux Persans, la création de ce qu'ils ont simplement trans- mis. La plupart des contes orientaux qui se sont répan- dus dans les littératures occidentales viennent de livres bouddhiques; mais leurs auteurs indiens les ont souvent empruntés à la Grèce, à l'Assyrie, à l'Egypte, à l'Asie Mineure. « Au delà même de ces relations déjà si an- tiques, nous ne pouvons oublier, ajoute-t-il, que les Indiens et les peuples dominants de l'Europe font par- tie d'une même race, ont été originairement une seule nation ; pendant des siècles, ils ont parlé la même langue, mené la même vie, adoré les mêmes dieux, et peut-être déjà chanté les mêmes chants et répété les mêmes contes. De ce patrimoine commun, quelques restes ne se sont-ils pas conservés dans la littérature de l'Inde, pour revenir de là, bien des siècles après, dans celle de peuples qui les avaient complètement laissé perdre (2) ? »
(1) Les contes orientaux dans la littérature française du moyen âge. — Revue littéraire^ 4e année, n» 43, 24 avril 1875, p. 1011, col. 2.
(2) Ibid., p. 1013, col. 1.
INTRODUCTION XXXIII
Il se peut que le sujet qui nous occupe remonte à une très ancienne origine ; il touche à des faiblesses aussi vieilles que le inonde, et l'on a dû de bonne heure consacrer maint récit à une passion qui triomphe sans peine des plus rebelles. L'anecdote transmise d'âge en âge aura conservé sa trame, tout en chan- geant de personnages. Il est à croire que Henri d'Andeli aura choisi lui-même pour héros de cette aventure Alexandre et Aristote, en raison de la haute estime où l'un d'eux était dans les romans de chevalerie et l'autre dans les écoles ; car, si les anciens la leur avaient at- tribuée, les auteurs qui nous ont transmis tant de fables sur Alexandre n'auraient certes pas oublié un des meilleurs récits auxquels il aurait donné lieu.
Mais laissons de côté cette question d'origine et recherchons les diverses imitations qui ont été faites du Lai d' Aristote.
La plus ancienne peut-être est celle que nous voyons figurée sur une des faces d'un dyptique en ivoire qu'on attribue au xni^ siècle et dont le P. Montfaucon a donné le dessin dans son Antiquité expliquée (1). Cette face est partagée dans sa hauteur en deux comparti- ments ; dans la partie inférieure, la jeune Indienne en pure sa chemise, cueille des fleurs et tourne coquette- ment la tête du côté du philosophe qui, coiffé d'un bonnet de docteur, la regarde avec admiration par la
(1) T. III, 2e partie, p. 356, pi. 194.
XXXIV INTRODUCTION
fenêtre ouverte de son cabinet d'étude. Dans la partie supérieure, la jeune fille est représentée dans le même costume, chevauchant Aristote ; de la main droite, elle tient un fouet, et, de la gauche, la bride dont le mors est passé dans la bouche de son étrange monture. Alexandre, ayant derrière lui Ephestion sans doute, contemple la scène du haut d'une tour carrée , Aristote tourne la tête, soit pour admirer la jeune Indienne, soit parce qu'il a entendu la voix d'Alexandre. Ses bras se terminent par des pattes armées de griffes, et son corps par une large queue, simple fantaisie de l'artiste, à moins qu'on y veuille voir l'intention de montrer que la passion hestialise l'homme et l'abaisse au niveau de la brute (1). On ne rencontre que sur ce dyptique deux scènes empruntées au Lai d'Aristote ; partout ailleurs, c'est la seconde qui seule est figurée.
Nous la trouvons reproduite, dans l'église Saint- Pierre de Caen, sur le chapiteau d'un des derniers pi- liers du côté gauche de la nef, avec d'autres sujets em- pruntés également aux fabliaux et aux romans de chevalerie. L'abbé de La Rue en a donné le dessin dans ses Essais historiques sur la ville de Caen (2). La tête du philosophe est fruste ; la jeune fille, dont le corsage échancré laisse la gorge et les épaules large-
(1) E.-H. Langlois : Stalles de la cathédrale de Rouen, 1838, p. 172.
(2) T. I, p. 97.
INTRODUCTION XXXV
ment découvertes, tient la bride de la main gauche ; l'avant-bras et la main droite qui tenait le fouet ont disparu, mais le fouet composé de trois lanières est encore visible, Aristote est revêtu d'une longue robe flottante (1). Cette sculpture appartient à la fin du xm* siècle ou au commencement du xiv".
La façade de l'église Saint-Jean de Lyon nous offre encore le même sujet que M. de Guilhermy a décrit et reproduit dans son article &nT les Fabliaux représentés dans les églises (2). « De tous les bas-reliefs, dit-il, qui reproduisent le Lai d'Aristote, le plus gracieux sans contredit est celui qui se trouve à Lyon, au- dessous d'une riche console, sur cette admirable façade de l'église primatiale Saint-Jean, dont l'ornemen- tation présente un des plus singuliers assemblages de scènes sacrées et de sujets profanes. Ce relief date du XIV* siècle, mais il appartient à une époque plus avan-
(1) La figure insérée dans l'ouvrage de l'abbé de La Rue repré- sente la jeune fille nue jusqu'à la ceinture, ce qui est inexact. M. de Caumont a donné aussi, mais avec quelques différences, le dessin de ce chapiteau dans son Abécédaire ou Rudiment d'archéologie, 2e édit., 1851, t. II, Architecture religieuse, p. 307. La pose de la jeune fille et du philosophe sont les mêmes; les parties qui manquent dans la figure donnée par l'abbé de La Rue sont ici visibles. La jeune fille a le pied droit passé dans l'étrier; elle porte un corsage largement échancré;